Il s'agit d'un événement. D'abord, parce que nous sommes en présence de la première étude universitaire, publiée en tant que telle, sur un événement d'une gravité exceptionnelle, largement occulté pendant un demi-siècle. Mais ce livre peut déconcerter à première lecture.
L'auteur est connu depuis longtemps pour la rigueur particulièrement scrupuleuse avec laquelle il traite la matière historique. Concernant les événements du 5 juillet 1962 à Oran, il nous livre ici, sur plus de 300 pages, une étude historiographique inédite et particulièrement fouillée de ce « massacre oublié » pour reprendre l'expression de Guillaume Zeller. Cela signifie que, du père de Laparre à Gérard Israël, de l'étude pionnière de Geneviève de Ternant aux articles d'Alain-Gérard Slama, des recherches personnelles de Jean-François Paya au livre fondamental de Jean-Jacques Jordi, Un silence d'Etat, tout ce qui a pu être écrit sur le 5 juillet est ici passé au crible. Les titres des différents chapitres constituent, à eux seuls, « une histoire de l'histoire »: De l'occultation à l'exhumation 1962-1992; l'intervention tumultueuse des historiens 1992-2000; l'apport décisif de travaux d'historiens 2000-2013. Dans un article publié dans l'algérianiste en juin 2012, nous parlions nous-mêmes d'« historicisation émergente » après « un demi-siècle d'oubli ». Celle-ci prend forme progressivement des années 1980-1990 jusqu'à nos jours, pour s'accélérer au tournant du millénaire.
L'ouvrage du professeur Pervillé se distingue de tous les précédents car il s'agit d'une recension critique et exhaustive de tout ce qui est paru sur le sujet. Une telle rigueur dans le relevé des sources et dans le commentaire de tout ce qui est disponible force le respect. On notera notamment la réfutation, en bonne et due forme, des mémoires du général Katz, L'Honneur d'un général: Oran 1962 et de la préface insensée de Charles-Robert Ageron qui limitait le nombre de victimes de cette journée tragique à 25. On constatera avec satisfaction que, reprenant les conclusions de Jean-Jacques Jordi qui avait pu consulter des sources françaises jusqu'alors inaccessibles, l'auteur valide le chiffre d'au moins 700 victimes, une estimation qui semble faire, désormais, l'objet d'un certain consensus.
Restent quelques questions particulièrement délicates qui provoquent souvent des débats passionnés dans notre milieu algérianiste : les causes profondes de ce monstrueux massacre, le plus important de toute la guerre d'Algérie et, plus généralement, de toute la période postérieure à 1945 dans l'espace français ; le mécanisme de son déclenchement ; la question des responsabilités aussi bien françaises qu'algériennes, au plan local comme au plus haut niveau. Concernant les causes profondes de cette tragédie, l'auteur se refuse de trancher. Mais il énumère, méticuleusement, les principales thèses en présence dont aucune ne peut être, pour tout historien rigoureux, acceptée sans réserve, tant que l'accès aux sources essentielles restera fermé, notamment du côté algérien. Le scénario d'une forme d'hystérie collective succédant à la tension des dernières semaines a déjà été évoqué par Guillaume Zeller.
Les références à l'action de l'OAS dans les mois qui précédent l'indépendance constituent un des points sensibles de l'ouvrage et elles risquent de déclencher des polémiques.
En effet à la page 248, l'auteur croit devoir écrire: « le harcèlement des quartiers musulmans d'Oran par l'OAS durant la période allant de la mi-février au 28 juin 1962 paraît bien être, sinon la cause directe, au moins la cause profonde du massacre du 5 juillet ».
Cette formulation très catégorique peut perturber le lecteur le moins bien informé. Mais, quelques lignes plus loin, l'auteur précise: « il ne suffit pas d'invoquer la folie de l'OAS comme le faisait le général [Katz], il faut aussi expliquer...
De nombreux témoignages, couvrant toute l'année 1961 et le début de l'année 1962, cités notamment par Claude Martin, Jean Monneret et Jean-Jacques Jordi, démontrent que le FLN d'Oran avait délibérément provoqué l'escalade du contre-terrorisme dans l'OAS, dont il s'était plaint ensuite, par des attentats spectaculaires et particulièrement odieux ».
Autre point délicat, l'hypothèse d'un complot téléguidé, depuis Oujda, par le tandem Boumediene-Ben Bella, privilégiée jusqu'alors par Jean-François Paya, notamment sur le site internet Etudes coloniales, animé naguère par le regretté Daniel Lefeuvre.
On remarquera au passage que Gilbert Meynier, historien très favorable au FLN et, par conséquent, éloigné de notre univers algérianiste, la considère comme plausible, alors qu'elle fait l'objet de réserves de la part de Jean Monneret.
Avec une prudence, de notre point de vue excessive, le professeur Pervillé se refuse à trancher dès lors qu'il prend acte de l'insuffisance des sources.
C'est là une attitude normale chez tout historien digne de ce nom. Mais reconnaissons que cette hypothèse reste plausible. Nous nous souvenons personnellement d'avoir entendu Ben Bella, déclarer, dans une émission de France Culture d'août 1987, avoir fait comprendre au général De Gaulle, que les Pieds-Noirs n'avaient plus leur place dans l'Algérie indépendante.
Cette position aurait été exprimée lors de la rencontre des deux chefs d'Etat, au Château de Champs-sur-Marne, en mars 1964.
L'attitude du gouvernement français, et en particulier celle du président de la République, examinées à partir des comptes rendus des séances du Comité des affaires algériennes, aussi bien le 5 juillet que les jours suivants, fait l'objet d'une analyse minutieuse.
Il s'avère impossible de confirmer que De Gaulle a pu déclarer à Katz, au téléphone, lors de ce sinistre après-midi: « Surtout ne bougez pas! ».
Le moins qu'on puisse dire est que les plus hautes autorités étaient parfaitement au courant de tous les enlèvements et autres atteintes aux personnes, perpétrées en Algérie depuis les accords d'Evian.
Le ministre Louis Joxe s'en était plaint lui-même, dès le 14 juin, à son interlocuteur du GPRA, Saad Dahlab. Quand, à la mi-juillet, De Gaulle prononce cette phrase, rapportée par Peyrefitte : « à part quelques enlèvements, la situation se normalise... », C’est pour le moins désinvolte et scandaleux.
Ultime remarque à propos des dernières lignes de la conclusion où l'auteur regrette que l'Algérie n'ait pas connu un leader de la trempe de Nelson Mandela.
Oserons-nous lui faire remarquer qu'à la différence de l'Afrique du Sud, l'Algérie n'était pas constituée d'un peuplement majoritairement chrétien ?
Dans l'exemple invoqué, la commission Vérité et Réconciliation fut animée par l'archevêque Desmond Tutu, prix Nobel de la Paix. En Algérie, hélas! Nous n'avions que Mgr Duval!
Que ces quelques réserves ne nous fassent pas passer à côté d'un ouvrage fondamental: sa rigueur, spécifiquement universitaire, en fait le prix et contribue, au plus haut degré, à historiciser les massacres du 5 juillet 1962, cette nouvelle Saint-Barthélemy.
Mais ce livre exige du lecteur, un réel effort d'attention et de distanciation.
In Algérianiste N° 146 de Juin 2014